Dette et dépenses de santé
Thierry Pairault

Lors d’un ouèbinaire organisé par le cabinet Gide Loyrette Nouel sur Les dettes publiques africaines le 28 avril 2020, l’ancienne ministre de l’Éducation nationale, Najat Vallaud-Belkacem, aujourd’hui directrice France de l’ONG ONE, a suggéré qu’il y aurait en Afrique une corrélation entre l’importance du service de la dette d’un pays relativement à son PIB et la faiblesse des sommes que ce pays consacre aux dépenses de santé toujours relativement à son PIB. Le raisonnement sous-jacent est que le surendettement des pays les plus pauvres serait au moins en partie responsable de leur vulnérabilité sanitaire, en particulier en cette période de pandémie. Sans rejeter a priori cette assertion, nous avons voulu en vérifier la pertinence pour l'Afrique subsaharienne à partir des données disponibles dans la base de données de la Banque mondiale [note 1].

Ici encore il y a un problème de choix des variables pertinentes. Concernant la santé, la Banque mondiale donne deux taux :

  • Le montant total des dépenses de santé en pourcentage du PIB ;
  • Le montant des dépenses publiques de santé en pourcentage du PIB.

Ces deux taux expriment des réalités très différentes avec des implications très différentes du gouvernement dans les politiques de soins. Ainsi, au Sierra Leone, dont le service total de la dette extérieure est très faible (1% du PIB), les dépenses de santé publique s’élèvent à 1,8 % du PIB tandis que les dépenses privées – donc des classes les plus aisées – s’élèveraient à 11,6 % du PIB (le taux le plus élevé de notre panel) ; par suite le montant des dépenses publiques par tête en parité de pouvoir d’achat s’élèverait à 28 dollars tandis que celui des dépenses privées serait plus de six fois supérieur (177 dollars) [note 2].

Concernant le service de la dette à long terme, il convient de distinguer

  • Le service total de la dette
  • Le service total de la dette publique et publiquement garantie
  • Le service de la dette publique (c.-à-d. gouvernementale)
  • Le service de la dette privée non garantie

Dans le test statistique que nous avons mené, nous avons retenu malgré leur signification différente, toutes les autres variables auxquelles nous avons ajouté le montant des dépenses de santé (publiques et totales) par tête en parité de pouvoir d’achat. Nous avons eu recours au calcul du coefficient de corrélation de rang de Spearman. Derrière cette appellation savante, les choses sont beaucoup plus simples. La corrélation de Spearman est mesurée lorsque deux variables statistiques semblent corrélées sans que la relation entre ces deux variables soit évidente. Une corrélation parfaite entre les rangs de deux variables se lirait ainsi : l’individu qui arrive au premier rang pour la première variable est aussi l’individu qui arrive au premier rang pour la seconde variable ; l’individu qui arrive au deuxième rang pour la première variable est aussi l’individu qui arrive au deuxième rang pour la seconde variable ; et ainsi de suite.

Si l’hypothèse d’une corrélation entre l’importance du service de la dette et la faiblesse des dépenses de santé était strictement vérifiée pour les pays africains subsahariens, nous devrions trouver que le pays ayant le service de la dette le plus important relativement au PIB serait aussi celui qui aurait les dépenses de santé les plus faibles toujours relativement au PIB ; et ainsi de suite. De même pour les dépenses par tête.

De fait, ce coefficient montre rarement une corrélation parfaite (valeur du coefficient égale à 1). On considère qu’il y a une forte corrélation entre les deux variables dès lors que ce coefficient est supérieur à 0,7. Ce coefficient peut aussi prendre une valeur négative indiquant des variations de sens contraire. Ici, ce sont les corrélations négatives ou inverses qui importent pour avérer l’assertion de Najat Vallaud-Belkacem : le pays ayant le service de la dette le plus lourd relativement au PIB serait aussi celui qui aurait les dépenses de santé les plus faibles toujours relativement au PIB.

Les calculs que nous avons menés utilisent les données relatives à l’année 2017. Le tableau des résultats s’établit ainsi :

Survoler le tableau pour zoomer et cliquer l'agrandir.


Ce qui est absolument remarquable est l’absence de toute corrélation (coefficient supérieur à 0,7 ou à -0,7) entre le service de la dette et les dépenses de santé pour les pays africains subsahariens. Deux zones exclusives apparaissent nettement dans le tableau : l’une entourée en ocre (le service de la dette), l’autre en bleu (les dépenses de santé). Les éléments de chacune de ces deux zones manifestent des corrélations exclusivement avec les autres éléments de leur zone. Nous pouvons éventuellement noter que la part des dépenses privées de santé (en pourcentage du PIB) évoluerait en sens inverse de celle du service de la dette publique et publiquement garantie (coefficient de -0,602). Cela peut sans doute s’interpréter comme indiquant que les dépenses privées de santé des pays endettés diminueraient au fur et à mesure de l’alourdissement du service de la dette ; en d’autres termes, l’endettement jouerait (négativement) pour les classes aisées qui peuvent divertir des revenus suffisants pour accéder au système privé de soin ; pour les pauvres, rien ne change. L’interprétation optimiste serait de dire que l’endettement favoriserait une politique de santé publique qui rendrait les recours au secteur privé moins pressants.

Même s’il était effectivement possible d’établir une corrélation pour un pays particulier (et encore faudrait-il le vérifier dans la durée), nous ne pouvons absolument pas ériger en règle que l’endettement des pays les plus pauvres serait responsable de leur vulnérabilité sanitaire. Sans doute, la meilleure conclusion serait de dire que ces pays – quel que soit le poids de leur endettement – sont beaucoup trop pauvres pour avoir une politique de santé publique significative et qu’un simple désendettement ne changerait aucunement cette situation. Il ne faudrait pas que cette conclusion permette à l’instar de la Chine (voir les déclarations de Song Wei et de Zhao Lijian) de justifier un refus de l’annulation des dettes des pays les pauvres. 

Les données ayant servi aux calculs peuvent être téléchargées ici


Toute remarque est la bienvenue. Envoyez-nous vos remarques 


Notes

[1] Notons au passage que l'Afrique subsaharienne pour la Banque mondiale inclut l’Éthiopie, l’Érythrée et les deux Soudan, mais non Djibouti. Bizarre !

[2] Les données de la Banque mondiale permettent de connaître le taux des dépenses publiques et le taux des dépenses totales, on en déduit le taux des dépenses privées. Une démarche comparable peut s’appliquer au montant des dépenses publiques de santé par tête en parité de pouvoir d’achat et au montant des dépenses totales.