L'Afrique et la stratégie des nouvelles routes de la soie
Thierry Pairault
Dans cette note nous réagissons à la publication d’un article de Ian Taylor et Tim Zajontz analysant la place de l’Afrique dans la stratégie des nouvelles routes de la soie, In a fix: Africa’s place in the Belt and Road Initiative and the reproduction of dependency, publié en ligne le 27 octobre 2020 dans la revue South African Journal Of International Affairs.
Les auteurs de cet article considèrent que la stratégie des nouvelles routes de la soie « a pour but d’intégrer l'Afrique dans un réseau ambitieux d’infrastructures réalisées par la Chine » et, en même temps qu’elle tend à résoudre les contradictions au sein de l’économie chinoise, elle entraînerait une nouvelle dépendance de l'Afrique. Aux fins de leur démonstration, les auteurs s'inspirent du concept de « spatialisation » (spatial fix) de David Harvey qui justifie une certaine circulation des capitaux[1]. Aussi, l’argumentation repose sur l’hypothèse que d’une crise de surproduction de capitaux résulterait la nécessité de nouveaux canaux d'investissement, d’où une politique d’exportations de capitaux avec la stratégie des nouvelles routes de la soie. Vérifions cette hypothèse en particulier en ce qui concerne l'Afrique.
Carte. — Nouvelles routes de la soie |
Les auteurs supposent donc que la stratégie des nouvelles routes de la soie inclurait aujourd’hui d’« intégrer l'Afrique », alors que tout démontre que ce n’est assurément pas le but initial. Que ce soit les routes terrestres ou la route maritime toutes convergent vers les pays de l’Union européenne (voir la carte). Quel que soit l’angle sous lequel nous nous placions, nous devons à la vérité de nuancer l’importance de l’Afrique pour la Chine. Le fait que l'Afrique puisse être politiquement importante pour la Chine ne signifie pas ipso facto qu’elle soit économiquement importante pour la Chine, ce qui ne signifie pas pour autant qu’elle soit sans importance pour les entreprises chinoises prises individuellement. Je rappellerai que le continent africain c’est 3% du PIB mondial, 3% du commerce mondial, 3% du commerce de la Chine, 3% des IDE mondiaux, 3% des IDE chinois… À court et moyen termes, les chances d’un changement macro-économique conséquent sont minimes, ce qui ne signifie pas que les pays africains ne puissent être des marchés lucratifs pour les entreprises étrangères de toutes origines. Le fait que la Chine soit importante économiquement pour l'Afrique (du moins pour certains pays africains) ne signifie pas ipso facto qu’elle soit importante politiquement pour l'Afrique ni même pour ces pays. Le ministre marocain de l’Industrie, Moulay Hafid, l’avait bien compris quand il disait que soutenir les nouvelles routes de la soie était un moyen pour accéder plus facilement aux ressources financières de la Chine. Ce sont bien plutôt les pays africains qui ont imposé à la Chine leur participation à la stratégie de nouvelles routes de la soie, à telle enseigne que le septième Forum sur la coopération sino-africaine (FOCAC) réuni en 2018, s’est mué d’une célébration convenue des relations sino-africaines en une cérémonie à la gloire des nouvelles routes de la soie [2].
Admettons malgré tout que la stratégie de nouvelles routes de la soie ait pour objet d’intégrer l'Afrique, pouvons-nous pour autant conclure que les investissements chinois sur le continent africain y contribuent effectivement ? Nous noterons une quasi-absence dans cet article de données statistiques permettant d’appuyer ce point de vue alors que celles-ci existent.
Certes, les auteurs indiquent que « Chinese foreign direct investment (FDI) net outflow increased from $17.15 billion in 2007 to $216.42 billion in 2016 » (p. 5). Le choix des dates est étonnant. En consultant leur source, la base de données de la Banque mondiale , à l’adresse donnée, nous constatons que celle-ci donne des informations jusqu’en 2019 ; si les auteurs avaient cité le chiffre pour 2018, nous aurions conclu que les délais de publication étaient responsables de ce décalage ; or les auteurs ont retenu le chiffre de 2016 correspondant à l’année record. En revanche, 2007 ne correspond a priori à rien si ce n’est à un point bas. Assurément, ces chiffres et cette progression peuvent paraître impressionnants surtout quand ils sont pris isolément. Toutefois, ils ne montrent pas pour autant que la Chine ait particulièrement investi en Afrique, puisqu’il s’agit du montant total des IDE chinois. Les données chinoises publiées par le MOFCOM montrent que les flux d’IDE chinois à destination de l'Afrique ont été en moyenne de 3% du total des IDE chinois depuis la publication de ces données jusqu’en 2019, et que le stock d’IDE fin 2019 s’établissait à 2% seulement du total. Le stock d’IDE chinois aux États-Unis est quasiment le double de celui que la Chine s’est constitué en Afrique (78 contre 44 milliards de dollars) alors que l’Afrique est composée de 54 pays. Or, les États-Unis n’ont jamais été intégrés dans la stratégie de nouvelles routes de la soie…
Plus loin (p. 6 & 7), les auteurs donnent deux tableaux qui présenteraient les « Chinese FDI flows to BRI African countries », selon lesquels seuls Djibouti, l’Éthiopie, le Kenya et la Tanzanie seraient impliqués par les nouvelles routes de la soie. Étonnant à plus d’un titre. Certes, il n’y a pas de liste officielle de pays africains participant aux nouvelles routes de la soie, mais seuls treize d’entre eux auraient en janvier 2020 signé un document établissant une coopération avec la Chine dans ce cadre, mais dans le même temps d’autres documents font état de protocoles d’accord signés avec 37 pays africains. Alors, comment justifier ce choix restrictif limitant le nombre des pays partenaires à quatre ? Une autre ambiguïté affecte encore ce choix. Si nous consultons les statistiques chinoises relatives aux investissements chinois dans les pays le long des nouvelles routes de la soie, nous constatons que seule l’Égypte apparaît comme un pays où des investissements ont été effectués dans le cadre de la stratégie de nouvelles routes de la soie ! Ajoutons que de nombreux exemples de travaux d’infrastructure cités dans cet article font référence à des projets décidés longtemps avant le lancement de la stratégie de nouvelles routes de la soie en 2013. Ainsi, les prêts de l’ExIm Bank de Chine à l’Éthiopie et à Djibouti pour la construction de la ligne de chemin de fer entre Addis-Abeba et Djibouti, leur ont été formellement octroyés en 2013 pour un projet conçu et adopté antérieurement… Aucun rapport économique donc avec les nouvelles routes de la soie, sauf à récupérer politiquement ce projet.
Les arguments avancés nous semblent donc très faibles et mal choisis. Pourtant, nous sommes d’accord avec certaines de leurs conclusions. Oui, les relations de la Chine avec les pays africains créent une nouvelle dépendance, mais nous devons regretter que cette conclusion soit seulement affirmée et non illustrée, voire mesurée, comme nous avons tenté de le faire dans une série de documents disponibles sur notre site . Oui, « the impulse behind the BRI has more to do with Chinese needs and the (temporary) resolution of Chinese economic problems than it does with the developmental needs of those countries that engage with it » (p. 7). De fait, ce que nous rappelle cet article est que nous devons éviter certaines confusions qui consistent à raisonner en économiste pour en tirer des conclusions politiques sans rapport ou, inversement, à raisonner en politiste pour en tirer des conclusions économiques tout autant sans rapport ou, encore, à observer des faits micro pour en tirer des conclusions macro. Et d’autres, encore ejusdem farinæ…
Notes :
[1] Pour une explicitation de ce concept voir l’article de Cécile Gintrac, « David Harvey : la revanche de l’espace », Cause commune n° 5, mai/juin 2018.
[2] Nous avons développé ce point de vue dans « Examining the importance of the New Silk Roads for Africa and for global governance », Maria A. Carrai, Jean-Christophe Defraigne and Jan Wouters (eds), The Belt and Road Initiative and Global Governance, Cheltenham, Edward Elgar Publishing, 2020, p. 155-180.