La Russie, l’Ukraine et le « repositionnement » stratégique de la Chine vers l’Afrique
traduction par Thierry Pairault

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J’ai déjà eu l’occasion d‘évoquer la publication en chinois d’un document intitulé « Alors que le ‘découplage’ s'intensifie, l'Afrique est la clé de la percée de la Chine : réflexions d'une réunion à huis clos » et sous-titré « La Russie, l’Ukraine et le « repositionnement » stratégique de la Chine vers l'Afrique ». Il en a été publié un bref résumé par le China Global South Project

Ce document est le compte rendu d’un colloque qui s’est tenu le 27 mai 2022 sous l’égide de la revue Culture 文化纵横 et de l’Association pour la recherche en science des systèmes eurasiens (ARSSE) 欧亚系统科学研究会. La revue Culture (ou plus littéralement La culture en long et en large) est une revue généraliste en sciences sociales créée en 2008 et publiant beaucoup de jeunes auteurs de moins de 40 ans « destinés à jouer un rôle important dans le monde de la pensée et de la culture ». L’ARSSE (en anglais : Eurasian Systems Science Research Association – ESSRA) est une association universitaire chinoise dotée de la personnalité morale, créée par des experts et des universitaires engagés dans la recherche scientifique sur les systèmes eurasiens. Elle a été enregistrée en avril 2009 par le ministère des Affaires civiles de la République populaire de Chine.

Que nous apprend ce texte ?

Tout d’abord, il confirme nos évaluations antérieures des relations sino-africaines : la Chine est à l’évidence économiquement importante pour l'Afrique, en revanche, l’importance économique de cette dernière est beaucoup plus limitée pour la Chine. Toutefois, l'Afrique est, elle, politiquement importante pour la Chine. Les intervenants s’accordent pour considérer que la coopération économique chinoise en Afrique constitue les « pierres de ballast » – autrement dit, ce qui stabilise – les relations sino-africaines et qu’il conviendrait désormais de ne plus seulement instrumentaliser l'Afrique pour des objectifs politiques, mais de constituer l’Afrique en un pivot d’une nouvelle stratégie chinoise que, dès 2017, Wei Jianguo 魏建国 – un ancien vice-ministre du Commerce et actuel vice-président d’un laboratoire d’idées chinois – appelait de ses vœux[1]. Alors que la vision ordinairement énoncée était une vision purement économique qui tendait à minimiser le rôle potentiel de l'Afrique, en revanche Wei Jianguo avait une vision beaucoup plus géopolitique à plus long terme qui bousculait cette approche. Il considérait que la stratégie des nouvelles routes de la soie était la forme que revêtait la troisième vague de réformes chinoises allant toujours dans le sens d’une plus grande internationalisation de la Chine après celles lancées en 1978 (ouverture initiale) et en 2001 (entrée à l’OMC). Il constatait que le monde était actuellement dominé par l’unilatéralisme 单边主义 de l’Amérique de Trump et le protectionnisme 保护主义 de l’Union européenne – à laquelle il s’en prenait assez violemment dans un autre texte paru initialement dans 环球时报 [Global Times] [2]. Dans ce contexte, la Chine n’aurait selon lui d’autre choix que de s’allier avec l’Afrique, partant d’apparier l’initiative des nouvelles routes de la soie et l’Agenda 2063 de l’Union africaine. Ce faisant, la Chine et l’Afrique s’uniraient et deviendraient plus puissantes 实现联合自强[3].

Ensuite, les analyses présentées lors du colloque du 27 mai ne sont pas non plus un simple exercice de propagande, certes l’anti-occidentalisme y est clairement présent, mais il est sans doute ici plus politique que purement idéologique – même s’il prend ses racines dans la résolution prise le 11 novembre 2011 par le  Comité central du Parti communiste chinois[4] qui de fait entérine que le nouveau locataire de la Maison-Blanche ne semble pas mieux disposé à l’égard de la Chine que ne l’était son prédécesseur et conclut à la nécessité de régénérer « la culture et l’éthos chinois » 中华文化与精神. Mais ce qui est certainement encore plus significatif est la publication quasi simultanée par le CODESRIA à Dakar d’un ouvrage dont l’objet est de s’interroger sur « les limites des approches eurocentriques pour éclairer et expliquer les contextes sociaux africains ; la valeur des études africaines critiques pour [la] compréhension de l'économie politique du développement du continent ; la puissance descriptive, explicative et prédictive des approches interprétatives émancipatrices par rapport aux approches positivistes du développement »[5]. Aussi, les intervenants chinois reçoivent-ils en écho une évidente confirmation de leur thèse selon laquelle il y aurait une certaine similarité entre les aspirations et les nécessités des pays africains et celles de la Chine.

Enfin, malgré leurs affirmations répétées, les intervenants ont véritablement une approche très sinocentrique dans laquelle l'Afrique apparaît comme le seul espace ou continent sur la planète encore « colonisable » sans risquer de [trop] piétiner les plates-bandes des autres puissances – en ce sens la liste des espaces libres dressée par Zhang Chun (chercheur à l'Institut des relations internationales de l'université du Yunnan) est plus qu’éloquente. À dessein je dis « colonisable » (bien entendu avec des guillemets), car à l’évidence dans les analyses que nous traduisons ici, l'Afrique n’est jamais considérée comme une actrice de cette coopération sino-africaine, sinon les intervenants auraient eu à cœur de rappeler que l’Afrique n’existe pas vraiment, mais que ce sont 54 États indépendants dont les intérêts peuvent être très divergents. Cette coopération sino-africaine est plutôt une coopération chinoise en Afrique, un peu à l’image de l’image de ce qu’a été la coopération française en Afrique, c’est-à-dire décidée, organisée … ailleurs selon des normes, des critères et des valeurs propres aux décideurs quoiqu’en aient dit ces derniers. Toutefois, cette uniformité a priori de l'Afrique est tempérée dès lors que ces analystes abordent la question des échanges commerciaux ; il est clair que la Chine encourage vivement la formation de la zone de libre-échange continentale africaine (ZLECA), car non seulement cela lui faciliterait une plus grande pénétration économique, mais encore lui donnerait un avantage considérable pour couvrir les risques géopolitiques.

Bref, dans leurs réflexions, la référence au « conflit russo-ukrainien » 俄乌冲突 est juste une opportunité pour rappeler la nécessité d’une révision de la stratégie internationale de la Chine pour mieux contrer « l’Occident ayant à sa tête les États-Unis » 以美国为首的西方.

Nous commentons également ce document en le replaçant dans la perspective du Livre blanc sur la coopération chinoise en Afrique, voir «Repositionnement» stratégique et Livre blanc sur la coopération sino-africaine .


Notes

[1] China Center for International Economic Exchanges 中国国际经济交流中心, http://www.cciee.org.cn/.

[2] 欧盟系列动作让人费解和寒心 [La série de mesures prises par l'UE est déconcertante et fait froid dans le dos], 28 août 2017,  http://www.cciee.org.cn/Detail.aspx?newsId=13995&TId=14.

[3] “一带一路” 开创中、非合作的新时代 [Les « nouvelles routes de la soie » ouvrent une nouvelle ère de coopération entre la Chine et l'Afrique], 21世纪经济报 [Journal de l’économie du 21e siècle], 26 août 2017, http://www.21jingji.com/2017/8-26/yNMDEzNzlfMTQxNjAyNQ_2.html.

[4] Voir la Résolution du Comité central du PCC sur les principales réalisations et l'expérience historique du Parti au cours des cent dernières années, http://www.gov.cn/zhengce/2021-11/16/content_5651269.htm.

[5] Shadrack Wanjala Nasong’o et Eka Ikpe, Beyond Disciplines : African Perspectives on Theory and Method, voir à https://bookshop.codesria.org/index.php/product/beyond-disciplines-african-perspectives-on-theory-and-method/.